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(Olivier Abel, philosophe, Opinion, La Croix, 25 Septembre 2012)

Le monde musulman semble en feu et nous sommes effrayés par la disproportion des réactions, le sentiment d’amalgame, le profond différend culturel que ce nouvel épisode dévoile. Les propos qui suivent visent non à dénouer le problème, mais à en distinguer quelques-uns des brins. Qu’est-ce donc qu’un blasphème, qu’une offense ? Après tout, un écrit, un film ou un dessin ne font pas de violence, ne font pas de mal, au sens physique du terme. Il faut sans cesse rétablir les proportions et la réciprocité. Et pourtant, il faut entendre la plainte qui s’exprime dans ces troubles.

Le paradoxe tient au fait que ce qui est un tragique blasphème pour les uns est une comédie ridicule pour les autres. C’est la leçon de critique historique que donne le Dictionnaire de Pierre Bayle, dans une période où l’intolérance religieuse régnait en France et plus largement en Europe : il n’y a blasphème que s’il est commis « selon la doctrine même du blasphémateur ». Bayle ironise : « Encore que le Temple de Delphes fût consacré à un faux Dieu, c’était néanmoins une impiété et un sacrilège que de le piller lorsqu’on croyait qu’Apollon était un vrai Dieu. » Le philosophe Wittgenstein écrivait plus récemment quelque chose de très semblable : « Que quelque chose soit ou non une faute – c’est une faute dans un système particulier. Exactement comme tel coup est une faute dans un jeu particulier et non pas dans un autre. »

Le blasphème met donc en jeu deux différences qu’il exacerbe. D’une part, la différence entre le langage ou la forme de vie de l’émetteur et ceux du récepteur. Il faut être deux et le blasphème suppose la rencontre entre la provocation de l’émetteur et le sentiment d’offense du récepteur – les deux en sont donc responsables, en proportion variable. Mais, d’autre part, le blasphème exacerbe la différence entre ceux pour qui les mots, les images, sont graves ou importants, et ceux pour qui rien n’est grave ni important. Il faudrait que les uns apprennent à ne pas accorder tant d’importance à de telles satires et que les autres apprennent à mesurer l’importance de ce qu’ils font et disent, parfois. Et dans le cas qui nous occupe s’y ajoute le différend entre une culture « iconique », profondément basée sur la représentation, la ressemblance, l’image, et une culture « aniconique », basée profondément sur l’interdit de la représentation, l’incommensurable, l’incomparable.

Il est arrivé que des intellectuels ou des artistes musulmans demandent à des pays « occidentaux » de les protéger et de garantir leur liberté d’expression. C’est une liberté vitale, non seulement pour les individus, mais pour les sociétés : une société qui interdit ce qui brise sa propre complaisance à elle-même, son autoflatterie, est une société malade. En ce sens, on devrait dire que pour les démocraties la liberté d’expression n’est pas négociable : mais justement, dès lors, cela devient notre sacré, notre religion, et qu’est ce qui viendra briser notre complaisance de libéraux, notre auto-flatterie de société libre et ouverte ?

Mais, de l’autre côté, il ne faut pas confondre les libertés que l’on peut prendre à l’égard de sa propre culture, pour en transgresser l’ordre, en bouleverser les présuppositions, avec les outrages et insultes à l’égard d’autres traditions, d’autres cultures que la sienne – ces injures participent de ce choc, non tant des civilisations que des « incultures », qui nous menace aujourd’hui de son manichéisme haineux et ignorant. Pour ceux qui pratiquent ainsi l’injure, tout semble dérisoire et comique, et finalement vulgaire. Le vulgaire, c’est l’insensibilité au tragique. Et cette vulgarité est dangereuse parce qu’humiliante, et que l’humiliation est une violence à retardement, qui prépare les violences de demain. Le danger vient toujours de ceux qui se sentent trop faibles, discrédités dans leur propre parole, dans ce qu’ils respectent. Face à l’humiliation il ne s’agit pas seulement de respecter l’autre, mais de respecter ce qu’il respecte, d’en tenir compte.

Il faut enfin remarquer que la mondialisation est passée par là, une mondialisation des techniques de communication (YouTube, etc), mais aussi une mondialisation des émotions : qui, naguère, aurait pris au sérieux un pasteur fou qui veut brûler des exemplaires du Coran ? Aujourd’hui, on n’a plus le temps de filtrer, de différer, d’interpréter, de hiérarchiser. On est en « direct » : c’est le paradoxe fou d’une « médiatisation immédiate ». Le facteur principal du danger est qu’on ne peut plus mettre de distance et séparer ceux pour qui c’est juste une mauvaise blague et ceux pour qui il s’agit d’une humiliation inexpiable. Ils cohabitent dans un monde qui s’est rétréci. Ceux qui s’estiment « libres » ne peuvent plus partir ailleurs pour constituer des « sociétés libres », de même qui ceux qui s’estiment agressés ne peuvent fermer leurs frontières et leurs yeux à ce qui se fait ailleurs dans le monde.

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