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(Grégory Solari, éditeur, Forum et débats, La Croix,  19 Février 2013)

« Si par impossible j’avais un toast à porter au pape ou à Sla conscience, je le porterais à la conscience d’abord, puis au pape. » Non, ce n’est pas une nouvelle phrase assassine de Hans Küng à l’endroit de Benoît XVI, mais la déclaration que John Henry Newman prononça à Rome, en 1879, au moment de recevoir son chapeau de cardinal. Ce qui passerait pour une faute de goût chez un autre est lourd d’enseignement chez Newman, et je n’ai pas pu m’empêcher de penser à cette phrase en lisant le discours de renonciation de Benoît XVI. C’est devant sa conscience, a-t-il dit, que le pape a pris la décision de renoncer à son ministère pétrinien.

Devant la nouveauté de cet acte, on invoque le précédent de Célestin V ou le droit canonique, tantôt pour le relativiser, tantôt pour le justifier. Le recours à Newman est plus éclairant et s’impose pour deux raisons : d’une part, c’est Benoît XVI qui a lui-même béatifié Newman en Angleterre, dérogeant (déjà !) à la règle qui veut que les béatifications soient célébrées par les évêques diocésains ; d’autre part, Joseph Ratzinger connaît très bien la pensée de Newman, en particulier l’enseignement sur la conscience que celui-ci développa à l’occasion du concile Vatican I et de sa définition de l’infaillibilité pontificale.

Newman, on le sait, n’était pas favorable à cette définition. Selon lui, la promulgation du dogme risquait de réduire l’Église à la papauté. Les circonstances historiques, marquées par les révolutions politiques qui ébranlèrent l’Europe du XIXe siècle, semblaient le seul motif valide d’un renforcement du pouvoir central de l’Église. Mais la chose ne pouvait pas aller sans un amoindrissement proportionnel de l’exercice de la collégialité. « Il ne faut pas s’inquiéter, écrivait Newman à un correspondant, un autre concile rééquilibrera cela. »

C’est en effet ce qu’a réalisé Vatican II. Mais ce rééquilibrage, pour se traduire dans les faits, demandait que l’exercice du pouvoir pontifical soit repensé. Ou plus exactement, qu’il soit replacé à l’intérieur des trois principales fonctions exercées par le Christ – sacerdotale, prophétique (ou théologique) et royale – auxquelles participe l’Église. Dans son livre sur La Fonction prophétique de l’Église , Newman donne la primauté à la fonction théologique ; c’est cette dernière qui corrige les excès de la piété comme ceux du gouvernement ; en levant un toast à la conscience – le « vicaire originel du Christ »; comme l’appelle Newman –, ce dernier voulait souligner la subordination de l’exercice régalien à celui de la théologie, au sens étymologique du terme : c’est la Parole de Dieu, donc le Christ, qui gouverne l’Église, non le pape. Après Newman, Vatican II a donné à l’ecclésiologie latine les éléments théoriques permettant une véritable réforme de l’exercice de la charge pétrinienne. En renonçant à sa charge, Benoît XVI les a mis en pratique, signant ainsi le premier acte de ce qui va sans doute se concrétiser par la réforme attendue de la Curie, dont la possibilité était subordonnée à une démystification – ce qui ne veut pas dire relativisation –, sinon du Magistère pétrinien lui-même, du moins de sa perception dans l’Église et au-delà. Du moins faut-il l’espérer.

Car les trois fonctions, de louange, d’enseignement et de gouvernement, parce qu’elles sont inséparables, se trouvent toujours en équilibre instable. Après le pontificat théologique et sacerdotal de Benoît XVI (que l’on pense à l’importance donnée à la liturgie en tant qu’expression majeure de la foi), le conclave pourrait privilégier la dimension régalienne et ainsi faire un choix qui entretiendrait une conception de la papauté que l’acte de Benoît XVI, à la suite du Concile, invite, me semble-t-il, à dépasser. L’homélie que le pape a prononcée lors de la messe du mercredi des Cendres, en présence des cardinaux électeurs, a d’ailleurs souligné indirectement cette tentation. En montrant quel peut être le visage de la papauté quand son exercice est avant tout un service de la rationalité de la foi et de sa traduction dans la prière, le pontificat de Benoît XVI a gagné l’estime du monde anglican et luthérien, marqué par le tropisme de la raison, et celui du monde orthodoxe, dont la forme d’expression est d’abord liturgique. L’unité ne sera pas recouvrée, sinon par l’humilité devant le Christ que le pape n’a pas cessé de désigner comme l’unique direction – l’unique Orient vers lequel nous devions tourner notre regard intérieur. C’est un tel acte que Benoît XVI a posé le 11 février. Jamais peut-être, depuis Grégoire le Grand, le pape n’a porté avec plus de grandeur le titre de « serviteur des serviteurs de Dieu ».

Alors, si vous me demandez à qui Newman porterait un toast aujourd’hui, j’en ai la conviction : ce serait au pape d’abord, puis à la conscience

 

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