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(Guy Coq, président de l’Association des amis d’Emmanuel Mounier)(1)

Soixante ans après sa disparition, Emmanuel Mounier est un des grands témoins edu XX siècle qui méritent d’être revisités et qui peuvent jeter une certaine lumière sur les eproblèmes du XXI siècle naissant. On l’oublie souvent : la pensée de Mounier prend son essor avec la crise de 1929. Certes, Mounier n’est pas porteur d’une solution technique à cette grande crise. Mais son intuition forte est de voir que l’enjeu va au-delà d’un soubresaut du système économique, et qu’il s’agit d’une crise globale qui concerne la civilisation ellemême. Un style de civilisation né à la Renaissance montre qu’il est à bout de course. C’est pourquoi il faut, écrit Mounier, « Refaire la Renaissance » (2).

Celle-ci s’est caractérisée par la montée en force de l’individu, phénomène qui n’a fait que s’accentuer au cours du temps jusqu’à aujourd’hui. Cette affirmation de l’individu comme unique absolu s’est accompagnée d’un reflux des englobants sociaux, d’un appauvrissement des liens sociaux.

C’est pourquoi la ligne de départ de Mounier propose un dépassement de l’individu dans une vue plus vraie de la réalité humaine : la personne. Alors que l’individu s’affirme par la déliaison, la distance avec autrui, la personne est animée d’élans opposés. Elle est mouvement inachevé d’unification de soi-même, elle existe vraiment dans la qualité des liens qu’elle crée ou assume avec d’autres ; bref, elle appelle la communauté. Mounier regrettait qu’il n’y ait pas un vocable unifiant personne et communauté. Autrement dit, pour Mounier, le malaise dans la civilisation tient essentiellement à un appauvrissement du lien humain. Toutes nos « sociétés imparfaites » sont à questionner sur leur résistance à la communauté.

Ce mot de communauté a été la source d’énormes contresens sur la pensée de Mounier. On a souvent identifié l’idée de communauté aux collectifs humains auxquels elle s’opposait. Aujourd’hui encore beaucoup y voient une dérive vers le communautarisme alors qu’elle en est le rejet. La communauté vue par Mounier s’oppose radicalement à la fusion des consciences et des personnes dans la totalité où elles s’effacent. Il y a chemin vers la communauté là où des relations interpersonnelles épanouissant chaque personne peuvent se développer. La communauté s’oppose aux collectifs faits de « on » et à ceux qui aliènent les personnes dans une « fonction ». Elle récuse aussi les sociétés en « nous autres » qui se sentent fortes des exclusions qu’elles pratiquent, alors que la relation de personne à personne, l’idée de communauté, s’étend en droit à l’humanité entière. Nulle personne ne peut a priori en être exclue. Autant dire qu’elle est rarement réalisée. Mais elle a la vertu de servir de levier à la critique de toutes les collectivités humaines.

Mounier n’est pas un économiste, mais quand on écoute les questions que posent aujourd’hui les spécialistes lucides, on constate le souci chez eux de comprendre de quels choix discutables, du point de vue anthropologique, l’économie prise dans la crise est finalement le symptôme.

Qu’est-ce qui va mal, par exemple, du côté des valeurs ? Le pouvoir de l’argent tend à être le seul critère de valeur reconnu, non seulement dans l’économie, mais dans toutes les sphères de la vie humaine. Or il est clair que cette maladie de la civilisation, Mounier la percevait déjà en son temps, et du coup nombre de ses textes ont une actualité étonnante. Mounier signerait cette formule de Amartya Sen : « On a ignoré toutes les motivations autres que la poursuite de l’intérêt personnel. (3) »

Le comble du culte de l’individu qui consiste à réduire la vie collective au libre jeu des intérêts individuels est remis en cause. L’intérêt collectif ne peut plus se déduire, comme beaucoup le croyaient, de la simple addition des intérêts individuels. Le diagnostic était déjà fait, pour Mounier, mais il va plus loin, il propose des pistes pour un autre style de vie sociale et de civilisation. En cela, on a bien tort de résumer la pensée de Mounier au thème de la personne, confondu d’ailleurs souvent avec la notion de personnalité, alors qu’il s’agit d’une option anthropologique fondamentale dont Mounier développe les conséquences dans toutes les sphères de l’existence.

Elle travaille aussi bien le refus de soumettre la totalité de la vie humaine à la logique de l’argent. Elle inspire la volonté de redonner au travail toute sa dignité, car il participe à la dignité de la personne. Elle éclaire la pensée du politique développée par Mounier.

À cet égard, plutôt que de se rallier ou de développer une grande vision utopique, Mounier s’emploie à construire une philosophie du citoyen actif. On oublie trop souvent que c’est la revue Esprit des années 1930, avec Mounier et Landsberg, qui lança le thème de l’engagement politique et qui en présenta la première, et probablement la plus importante, élaboration intellectuelle. L’engagement est une condition pour la pleine réalisation de la personne. Mais il n’est jamais chez Mounier un activisme car il est nécessairement lié à des valeurs.

(1) Auteur, notamment, de Mounier, l’engagement politique, Michalon, coll. « Le Bien Commun ». (2) Titre du premier article de Mounier dans le n° 1 d’ Esprit, octobre 1932. Voir Refaire la Renaissance (E. Mounier), Le Seuil, coll. « Point Essais ». (3) Cité dans Esprit, janvier 2010, dossier sur « Les impensés de l’économie ».

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